Rym Quartsi – La mujahida, le terroriste et l’institutrice : Langage, genre et violence dans trois films algériens: Rachida, Le Harem de Madame Osmane et Barakat!

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Rym Quartsi

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Le but de cet essai est d’explorer comment les femmes ont enduré la violence en Algérie durant la décennie noire (1992-1999) –une période de troubles politiques et sociaux. L’étude se fera par le prisme des films algériens produits depuis la fin de la décennie noire. La décennie noire désigne la période de violence qui a eu lieu en Algérie après la dissolution du parlement et l’annulation des élections législatives en 1991. Le conflit entre les groupes islamistes armés et l’armée algérienne a entraîné l’assassinat de civils, d’intellectuels, au déplacement et à l’exil de la population. Plus précisément, cet essai analyse comment ces films algériens représentent la violence par rapport au genre et comment ils utilisent le langage idéologiquement.

Bien que les films soient façonnés par la subjectivité d’un réalisateur et par des contraintes matérielles et temporelles, ils sont également déterminés par la culture qui les produit. Les films font souvent partie du récit social d’une période donnée dans l’histoire et offrent un prisme qui permet d’analyser des événements significatifs et leur impact. Le démantèlement des structures étatiques qui ont financé les productions de film en Algérie, conjugué à la situation instable –la violence en Algérie, les menaces de mort envers des  cinéastes et des acteurs – ont entraîné une pénurie de production cinématographique au cours des années 1990. Ainsi, peu d’images du conflit ont été présentées dans les médias algériens, une période  que l’historien Benjamin Stora a qualifiée de ‘guerre sans images’.[1] Cependant, la résurgence du cinéma algérien après la décennie noire a coïncidé avec l’émergence de cinéastes et de films qui accordent plus d’attention à la situation des femmes, aux problèmes contemporains et aux traumatismes d’après-guerre.

Parmi les films produits en rapport a la décennie noire, j’ai choisi trois films de différentes périodes qui ont des protagonsites femmes : Le Harem de Madame Osmane (2000, réalisateur : Nadir Moknèche), Rachida (2002, réalisateur : Yamina Bachir Chouikh) et Barakat! (2006, réalisateur : Djamila Sahraoui). Co-produits par des entreprises françaises, Rachida et Barakat! ont reçu un financement de l’état algérien. Chaque film a un dialogue  dans une langue différente: arabe, français, arabe vernaculaire (darija) et un mélange de darija et de français. Mes questions sont: quel est le rôle du langage dans chaque film? L’utilisation d’un langage spécifique influence-t-elle la façon dont le film traite du genre, de la violence et des relations de pouvoir? Qu’apporte le langage à la caractérisation des protagonistes dans chacun de ces films?

Plus particulièrement, ces films traitent non seulement des années 1990, mais dans les cas du Harem de Madame Osmane et de Barakat!, ils pointent vers le passé colonial à travers les figures des mujahidates – les femmes qui ont participé au mouvement de libération algérien (1954-1962). Je mettrai en perspective comment ces événements sont rappelés et exprimés et le rôle que joue le langage en ce sens. Le politologue Abdelkader Cheref observe que les mouvements de femmes étaient les seuls à défier les islamistes et le pouvoir durant la décennie noire. [2] J’explorerai comment cela est accompli du point de vue des auteures, et des protagonistes dans les films selectionnés, et de quelle manière le langage est utilisé dans ces films. Cependant, avant de procéder à l’analyse des films, il est nécessaire de décrire brièvement les débats en cours autour du langage en Algérie.

Le langage est devenu un moyen de construire et de consolider l’identité nationale après l’independance de l’Algérie. La politique de construction de l’identité nationale a utilisé le passé pré-colonial de l’Algérie ; un pays arabe et musulman (bien qu’il y ait eu une partie importante de la population parlant les langues berbères et les dialectes algériens) l’arabe standard (une variante moderne de l’arabe classique) est devenu la langue officielle et l’Islam la religion de l’état. Le but de promouvoir l’arabe et l’Islam était double : inscrire l’Algérie dans la nation pan-arabe– une alliance politique des pays arabes ­­– et affirmer que l’Algérie avait regagné sa puissance et s’était debarrassée de la domination coloniale française, du temps où la langue arabe fut marginalisée[3]  La politique de promulgation de l’arabe standard dans l’administration publique, les écoles et les médias, était connue sous le nom d’Arabisation et a été intensifiée au cours des décennies qui ont suivi l’indépendance à travers des textes officiels. L’Arabisation était également politiquement opportune. Pour le sociolinguiste Mohamed Benrabah, divers gouvernements algériens ont favorisé l’Arabisation afin de forger des alliances avec les politiciens qui étaient en faveur de l’Arabisation pour contrer l’influence de l’élite Francophone sur la scène politique. [4]

La sociolinguiste Catherine Miller soutient que les gouvernements algériens, après l’indépendance, accordèrent plus d’importance à l’anéantissement des langues locales qu’à la  langue étrangères, coloniales. [5] Les langues non arabes n’étaient pas considérées comme faisant partie de l’identité nationale post-indépendante. Même les réalisateurs ont dû se conformer à l’Arabisation et les films des années 1970 ont utilisé l’arabe standard. Des artistes, romanciers algériens tels Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boudjedra, ont utilisé la diversité des langues pour contester l’autorité monolithique de l’État, ainsi que le monolinguisme et les mythes de la construction de la nation. De même, des cinéastes algériens ont utilisé les différentes langues parlées en Algérie afin d’  examiner l’identité nationale, affirmant donc que l’identité algérienne n’est pas subordonnée à une seule langue. Compte tenu des liens entre la langue et l’identité nationale, l’exploration des trois films exposera comment, pendant la décennie noire, le mélange de langues  a été utilisé pour résister à la violence et construire une identité algérienne.

Rachida: darija et identité nationale

Rachida est le premier long métrage de Yamina Bachir-Chouikh qui a écrit et réalisé le film. Rachida a reçu une attention aussi bien sur le plan national qu’international car ce film a documenté l’ère des années 1990; une période qui a vu l’augmentation des attentats à la bombe et la population vivant dans la terreur. Rachida a circulé dans des festivals de cinéma internationaux tels que Cannes et a gagné le prix Satyajit Ray au Festival du cinéma de Londres en 2002. Le film est sorti en 2002, en Algérie et en France, et a attiré environ 60,000 spectateurs en Algérie et 125,000 en France. [6] Le nombre de 60, 000 est considérablement élevé, étant donné que moins de dix cinémas étaient ouverts en 2002. Bachir-Chouikh a déclaré que le public algérien a été emu par Rachida car ce film décrit les événements que les Algériens ont vécu; chose qui ne s’était pas produite depuis le film La Bataille d’Alger (réalisateur: Gillo Pontecorvo, 1966).

Bachir-Chouikh, née en 1954, a été formée à l’École Nationale Algérienne de Cinéma, école qui n’a connu qu’une courte durée. Bachir-Chouikh a débuté sa carrière comme superviseur de scénario sur deux films algériens: Omar Gatlato (1976, réalisateur: Merzak Allouache) et Vent du Sud (1982, réalisateur: Mohammed Lakhdar-Hamina). [7] Omar Gatlato est un des premiers films en darija; le film n’a pas utilisé l’arabe standard, allant ainsi contre la pratique recommandée par les autorités d’état. Rachida est aussi principalement en darija.

L’histoire s’inspire de fait réels: la mort à Alger d’une enseignante de la Casbah, Zakia Guessab, qui a été assassinée après avoir refusé de poser une bombe dans son école.[8] La protagoniste, Rachida, vit dans un quartier populaire d’Alger, avec sa mère divorcée. Une scène illustre qu’elle n’a pas d’argent pour acheter des chaussures importées; néanmoins nous voyons qu’elle ne manque pas de fibre morale nationaliste, car elle vise à acheter seulement des chaussures algériennes! En allant à l’école élémentaire où elle est enseignante, Rachida est menacée par un groupe d’adolescents qui lui demandent de placer une bombe dans son école. Rachida refuse catégoriquement et est abattue d’un coup de revolver et laissée presque morte dans la rue. Parmi ses attaquants, elle reconnait un ancien élève. Après son rétablissement, Rachida quitte Alger et se cache avec sa mère dans un village éloigné où elle finit par obtenir un emploi à l’école voisine. Une fois dans le village, Rachida doit se remettre du drame qu’elle a vécue: elle écoute de la musique et a des cauchemars impliquant des attaques terroristes. À la fin du film, les événements se répètent; des terroristes attaquent un mariage, les femmes sont enlevées et la population du village est assassinée.

Bachir-Couikh a lutté pour finaliser le financement de son film, il lui a fallu cinq années afin de rassembler les fonds nécessaires. Le film a été en grande partie financé par la télévision franco-allemande Arte, La fondation d’Assurances Gan et a reçu des fonds de la part du Ministère algérien de La Culture et de La Communication. Bachir-Chouikh a souligné que le même scénario a été présenté au comité algérien pour le financement et aux organismes de financement étrangers, ce qui siginifie que le scénario n’a été ni censuré, ni modifié pour se conformer aux exigences des bailleurs de fonds.

Bachir-Chouikh a présenté son film comme une tentative de représenter la violence que vivaient les femmes ordinaires, voulant décrire la vie des ‘simples et pauvres’, de ceux qui ont vécu le terrorisme mais qui n’ont pas été médiatisés. Bachir-Chouikh a choisi des femmes protagonists car ce sont ‘les femmes qui donnent la vie et non la mort’.[9]  Le film a été critiqué par des journalistes algériens tels que Yacine Idjer, qui le considérait comme une vision stéréotypée de la situation algérienne au moment des événements. [10]  Le journal algérien Al Hiwar a également critiqué le film de Chouikh au motif qu’il représentait une image déformée de l’Algérie: le chômage et la marginalisation des jeunes, l’échec de l’État à protéger les pauvres et les vulnérables et la situation des femmes qui sont montrées en victimes du patriarcat. [11] Le journaliste d’Al Hiwar affirme que Chouikh est influencée par une vision ‘occidentale’ de la femme et qu’elle ne respecte pas les valeurs algériennes. [12]  Néanmoins, les événements présentés dans le village illustrent la violence subie aussi bien par des hommes que des femmes durant la décennie noire.

Je vais maintenant me concentrer sur deux scènes qui illustrent les liens entre le langage et l’idéologie, et je interpréterai la façon dont Rachida utilise le langage pour aller au-delà du traumatisme qu’elle a vécu. La première scène montre Rachida qui est interrogée par ses élèves, qui lui demandent si Alger est la ‘ville blanche’ [en arabe Alger est désignée par des noms qui se traduisent littéralement comme Alger la Blanche]. Elle répond – sans doute pensant à l’association de la blancheur à la pureté – qu’un pays sera blanc ou une ville sera blanche le jour où les gens pourront vivre librement, sans crainte et avec dignité. Rachida s’adresse à ses élèves dynamiquement; la caméra la suit alors qu’elle se déplace et parle. Le plan d’ensemble englobe la classe, et Rachida est filmée par derrière, concentrant le public sur l’expression concentrée des élèves qui l’écoutent. Le mouvement de la caméra augmente le sentiment d’un dialogue intime: Rachida partage ses pensées et se déplace physiquement à mesure que ses idées sont transmises. Lorsque la caméra s’arrête, Rachida reprend son activité comme institutrice et fait l’appel des noms des élèves.

Abdulkafi Albirini soutient que l’arabe standard est la langue qui apporte le sérieux et l’importance à un sujet tandis que la darija est la langue qui est ‘utilisée pour la narration et les exemples concrets’.[13] Cependant, Rachida renverse cette affirmation et utilise la darija pour transmettre des vues idéologiques. Précédant cette scène, Rachida est présentée par un instituteur. Il se sert clairement de l’arabe standard pour avertir les enfants qu’ils seront punis si Rachida se plaint d’eux.

L’association de l’arabe standard avec la punition et l’autorité masculine contraste avec la façon dont Rachida adresse ses élèves et les invite à poser des questions dans la scène suivante. Une association est faite entre darija et une approche plus compatissante et plus bienveillante de l’enseignement. L’utilisation de la darija apporte aussi à la scène un sentiment de vraisemblance car c’est le langage courant utilisé à la maison et à l’extérieur de l’école. L’utilisation de la darija crée donc une proximité non seulement avec les élèves, mais aussi avec le spectateur algérien et indique que l’utilisation de la darija est un choix délibéré.

Le contexte historique du film, les années 1990, coïncide avec l’intensification de l’Arabisation et de la promotion de l’arabe standard comme la langue officielle unique des discours politique, des médias, des déclarations officielles et de la correspondance diplomatique. Farida Abu-Haider observe que les Islamistes algériens ont aussi écarté la darija car trop éloignée de la langue du Coran.[14] Cependant, la darija est une des langues maternelles que les enfants parlent avant qu’ils n’aillent à l’école. La quasi-absence de l’arabe standard dans film, combinée avec l’utilisation de la darija à l’école et à la maison, éloignent Rachida idéologiquement tant des directives de l’état que des vues Islamistes.

La deuxième scène oppose Rachida à une autre institurice. L’institutrice est filmée approchant Rachida et s’agenouillant pour lui faire face. Un champ-contre-champ apporte plus d’intensité à la discussion. L’institutrice demande à Rachida en darija si elle est mariée. Un plan serré accentue l’expression severe de l’institutrice lorsqu’elle demande: ‘pourquoi tu ne portes pas le hijab (le voile)?’. Rachida répond avec humour que le docteur ne l’a pas recommandé. L’institutrice est outrée que l’on donne plus d’autorité à un docteur qu’à Dieu et cite une expression sainte Coranique. Rachida répond avec un autre verset Coranique démontrant ainsi sa maîtrise des préceptes Islamiques et de l’arabe classique.

L’utilisation de la darija dans cette scène amorce le dialogue avec Rachida et donne un tournant ‘naturel’ à la discussion, bien qu’idéologiquement chargé. Cependant, quand son utilisation de la darija échoue à réaliser l’effet désiré sur Rachida, la collègue essaye d’affirmer sa supériorité en utilisant l’arabe standard et cite des versets religieux. Rachida prend conscience des affirmations implicites dans l’utilisation de sa collègue de l’arabe standard et lui répond, à son tour, utilisant l’arabe standard. La deuxième scène est fortement litigieuse et a été critiquée par le journal arabe Al Hiwar comme l’exemplification du rejet de Rachida du voile et l’attachemet de Bachir-Chouikh aux valeurs Occidentales.

Le voile des femmes était considéré comme un enjeu politique et religieux tant par les partis Islamiques que par les Islamistes armés: les femmes non voilées manquaient de valeurs morales et les femmes ‘réellement musulmanes’ devaient se voiler afin de respecter les lois islamiques et se protéger du regard des hommes.[15] La collègue de Rachida associe le mariage et le voile à la bonne morale et à la préservation de l’honneur de la femme. Elle confirme que le voile correspond à la ‘modestie, obéissance, probité sexuelle, conformité’ et que toutes ces ‘qualités sont exprimées publiquement et ouvertement lorsque le voile est porté’. [16]

La collègue de Rachida a intériorisé et reproduit un discours sur le hijab. Elle utilise également un discours rhétorique pour exercer une pression sur Rachida mixant darija et l’arabe standard. La scène illustre les antagonismes idéologiques entre Rachida et sa collègue, qui peuvent néanmoins partager le même langage. Il n’y a donc pas de division linguistique claire entre les représentants d’idéologies politiques opposées. La discussion dans cette scène met en évidence les vues morales de la femme enseignante et est instructive par rapport à la vie du village. La représentation de la vie du village met en lumière les relations de genre, les tensions sexuelles et les valeurs patriarcales: les femmes doivent conserver leur virginité avant le mariage, presque toutes les femmes sont voilées et une ségrégation entre les hommes et les femmes est appliquée.

Fatma, la mère de Rachida, qui est aussi voilée, ne fait pas pression sur Rachida pour se voiler. Fatma utilise la darija et la musique pour rassurer sa fille qui vit dans la terreur et se remet lentement du traumatisme qu’elle a vécu. Bien que l’actrice qui interprète Rachida (Ibtissem Djaoudi) soit inconnue du public algérien – elle était encore étudiante au Centre National du Théâtre – l’actrice qui interprète sa mère Fatma (Bahia Rachedi) est bien connue du public algérien. Rachedi a joué dans de nombreuses séries télévisées et films populaires, et a présenté un célèbre programme culinaire. Rachedi a également fait partie de l’Orchestre national de la télévision, en tant que chanteuse, pendant trente ans. La journaliste Yasmine Ben l’a même nommée ‘la gentille maman’ car elle a souvent interprété le rôle de mère aimante et dévouée. [17]

Rachedi est avant tout une star de la télévision et se conforme à la description de James Bennett de la ‘personnalité’ de la télévision en tant que personne qui cultive une image ‘télévisuelle’.[18]  Bennett souligne l’authenticité et l’ordinaire de la star de la télévision qui produit ‘la confusion entre la personnalité télévisée en tant que personne et l’image télévisuelle’. [19] Le personnage de Fatma est ce que l’on pourrait appeler un rôle classique de Rachedi et illustre plusieurs caractéristiques de la personnalité publique de l’actrice. Fatma est pieuse au point qu’elle ne manque jamais la prière, et elle se demande comment les terroristes islamistes peuvent vraiment être des musulmans. Elle utilise l’humour, les proverbes en darija et la sagesse populaire traditionnelle algérienne pour rassurer et réconforter sa fille.

Fatma chante souvent de la musique populaire qui serait immédiatement reconnaissable à un public algérien. Ses chansons sont dérivées du chaabi (musique populaire traditionnelle algérienne) et de la musique hawzi. Le hawzi est une musique douce caractérisée souvent par des paroles qui expriment la souffrance. Cette musique est originaire du nord-ouest de l’Algérie (Tlemcen) et est chantée dans son dialecte local. Rachida écoute souvent Cheb Hasni, un chanteur raï populaire qui a été assassiné pendant la décennie noire. Le raï utilise alterne entre la darija et le français, et les chansons mélangent souvent un contenu érotique avec des histoires d’amour et du quotidien. Le raï a d’abord été interdit par les médias de l’Etat algérien dans les années 1980, puis condamné comme amoral par les islamistes. [20]

La darija et la musique prodiguent du réconfort et sont les canaux par lesquels l’amour de la mère est communiqué. La musique permet à Rachida et à Fatma d’échapper au présent et à la situation qu’elles vivent; cela leur procure un moment de répit. La musique suscite également une résonance émotionnelle. Le choix de la musique évoque les dialectes algériens, et enracine le film dans le paysage quotidien algérien. De plus, la musique vise à s’appuyer sur les pratiques culturelles des Algériens qui utilisent la darija et résistent au discours politique et religieux du fondamentalisme.

Progressivement, durant le film, Rachida acquiert une conscience politique. En colère, elle accuse l’état de hogra: un mot en darija nord-africain politiquement chargé et utilisé pour exprimer le ressentiment envers le pouvoir institutionnel. Rachida rejette aussi le projet de réconciliation nationale: elle demande ‘comment il est possible de pardonner si ceux qui ont essayé de vous tuer n’ont pas demandé votre pardon’.[21] À la fin du film, Rachida est plus le symbole ou le porte-parole d’une ‘idée’ qu’elle n’est un être humain complètement formé.

La façon dont le personnage est filmé – avec des plans moyens et des plans larges, avec peu de gros plans et quelques scènes filmées de son point de vue – crée une distance entre le spectateur et Rachida. En effet, les scènes dans lesquelles elle apparaît les plus en colère ou traumatisée sont tirées du point de vue d’un autre protagoniste. La dernière scène cependant est en plan serré du visage de Rachida: à la suite du massacre de la population locale lors du marriage auquel Rachida a assisté, Rachida retourne à l’école et inscrit sur le tableau: ‘leçon d’aujourd’hui’, et fixe ensuite avec défi la caméra. Rachida complète ainsi son parcours symbolique, en trouvant un nouveau foyer et un sens dans l’école. Le film ne conteste pas les politiques linguistiques en Algérie, mais implique que la situation algérienne changera par les femmes, l’éducation et la scolarité.

I.       Barakat! Pouvons-nous (femmes) leur parler (aux terroristes)?

Barakat! est la première fiction de Djamila Sahraoui. Sahraoui (née en 1950) a étudié le cinéma à IDHEC (l’Institut de Film français) et a produit six documentaires dont certains ont traité de la vie en Algérie pendant et après la décennie noire: La Moitié du ciel d’Allah (1995), qui est un documentaire féministe sur les mujahidates et des femmes qui résistent au terrorisme; Algérie, la vie quand même (1998), qui s’intéresse au chômage des jeunes dans un village kabyle et contient des entretiens avec des jeunes de la langue berbère Amazigh; Algérie, la vie toujours (2001), qui explore la vie dans un village kabyle après la décennie noire. Sahraoui a co-écrit Barakat! avec Cécile Vargaftig, une scénariste française. Le film a été principalement financé par la télévision franco-allemande Arte, et a reçu peu de fonds de la télévision nationale algérienne. Sahraoui, comme Bachir-Chouikh, a voulu que le film dissipe l’image des femmes algériennes comme étant des femmes ‘emprisonnées et subalternes, comme on le voit si souvent dans les films algériens’.[22]

Le titre Barakat! – signifiant ‘ assez! ‘ en darija – est étroitement associé à deux mouvements de protestation différents: Sebaa Snine Barakat! (Sept ans sont assez!) un mouvement apparu peu après l’indépendance en 1962, et qui était une réponse à une période de conflit politique meurtrier. [23] L’autre mouvement Barakat était le mouvement de protestation mené par une femme médecin qui s’est opposée à la réélection de Président Abdelaaziz Bouteflika en 2014. Pour ajouter encore plus de résonance au nom, 20 Ans Barakat est aussi une association de femmes en France et l’Algérie qui appelle à la fin du Code familial algérien.

Barakat! narre la quête d’Amel (l’actrice Rachida Brakni), qui est docteur et vit à la périphérie d’Alger. Amel cherche son mari Mourad disparu, probablement enlevé. Les discussions qu’Amel a avec un médecin lui indiquent que Mourad avait écrit un article à propos des terroristes Islamistes. A la recherché de son mari, Amel s’embarque avec l’infirmière Khadija (l’actrice Fettouma Bouamari) après que son voisin, un mécanicien, lui a indiqué que son mari se trouve dans le maquis voisin. Ancienne mujahida, Khadija prend avec elle une arme à feu et un haïk – un large tissu blanc qui voile le corps et rappelle les vêtements et déguisements utilisés par des femmes et des hommes pendant la guerre d’Algérie. Lors de leur marche dans le maquis,  Amel et Khadija sont enlevées par des terroristes. Emmenes dans le campement des terroristes, Khadija reconnaît l’un d’eux, avec qui elle s’entretient en français et en darija. Il était un mujahid – un combattant pendant la guerre d’indépendance algérienne – dont elle a sauvé la vie après une attaque de l’armée française au cours de laquelle il a été sévèrement blessé. Le mujahid est devenu un homme pieux, et fait partie du groupe terroriste. Après que les terroristes libèrent Amel et Khadija, les femmes continuent à marcher jusqu’à ce qu’elles rencontrent un vieil homme vivant dans une maison isolée. Le vieil homme qui vit tout seul a vu ses fils disparaître (soit ayant rejoint les terrorsites, soit ayant été tués par les terroristes ou l’armée), et il les accompagne sur sa calèche jusqu’a la maison d’Amel. A leur arrivée, Amel et Khadija soupçonnent le voisin et trouvent le mari d’Amel dans son garage. À la fin du film Khadija et le vieil homme sont sur la plage et le vieil home jette l’arme à feu d’Amel pendant que tous deux crient ‘Barakat’.

Le film présente une rencontre entre deux femmes qui apprennent à se connaître tout en évacuant leur peur, leur colère et partageant leurs pensées à propos de la situation qu’elles endurent. C’est aussi une rencontre intergénérationnelle entre deux actrices notoires pour leurs engagements politiques: Rachida Brakni, une jeune star française d’origine algérienne et Fettouma Bouamari, une actrice algérienne qui a vécu en France pendant l’ère terroriste. Barakat! a circulé dans des festivals internationaux et a remporté le prix du meilleur film au Festival du film de Dubai, en 2007, et plusieurs prix tels que le meilleur premier long métrage, la meilleure musique et le meilleur scénario au Festival pan-africain du film et de la télévision à Ougadougou (FESPACO) en 2007. Pourtant, les prix internationaux n’ont pas coïncidé avec une reception positive de la part de la presse en Algérie.

Les journalistes algériens arabophones et francophones ont généralement convenu que Barakat! était un film techniquement médiocre et que les prix ont été décernés en vertu de son audace intellectuelle plutôt que pour  un travail artistique accompli. [24] Le débat dans les journaux algériens concernait l’image de la nation que le film avait présentée. Les journaux francophones et arabophones ont attaqué avec véhémence le film parce qu’il ternissait l’image des mujahidin en les reliant aux terroristes. [25] Le récit national de l’Algérie repose sur les événements de la glorieuse guerre d’indépendance et des actions des mujahidin. Il est intéressant de noter que ces revues de presse ont ignoré le rôle joué par les mujahidates pendant la guerre d’Algérie. Pour la journaliste Fatiha Bourouina, le film déforme l’image de la nation algérienne en suggérant que l’État était incapable de protéger la population. Le film nuit également à l’image de l’État en posant la question ‘Qui tue qui?’. Cette question était récurrente dans les médias français durant la décennie noire car l’armée algérienne était soupçonnée de participer à des actes terroristes.

Les journaux algériens de langue arabe n’ont pas discuté de l’utilisation de la langue française dans le film. La journaliste Hind O, écrivant dans un journal francophone, a soutenu que le financement français imposait l’usage de la langue française; sinon, raisonnait-elle, comment peut-on expliquer qu’un jeune voyou parle le français? [26] Dans une interview, Sahraoui a justifié l’utilisation du français et de la darija car elles reflètent la réalité algérienne. Le journaliste français Yacin Idjer a soutenu pourtant qu’avoir 80 pour cent du dialogue en français endommageait l’authenticité du film. [27] De plus, pour Ydjer le récit déforme la réalité en dépeignant deux femmes qui marchent seules dans la rue sans crainte des terroristes, Khadija fumant librement dans la rue, et Amel menaçant sans crainte, avec un pistolet, des hommes dans un café. [28] Les journalistes algériens ont également critiqué le fait que Khadija fume dans la rue, car selon eux il est rare de voir une femme de surcroit âgée fumer dans la rue, et Sahraoui a voulu faire passer cela comme étant un acte émancipateur pour la femme.[29] Bien que fumer dans la rue n’est pas émancipateur, et que Barakat! soit une fiction, il est encore frappant dans quelle mesure les journalistes ont reproduit dans leur écriture un ensemble de jugements moraux sur les femmes qui fument.

Le périple d’Amel et Khadija est visuellement augmenté par la bande son du film et les plans d’ensemble qui dépeignent la beauté de la nature: la mer, le maquis et les routes montagneuses. Le contraste entre la beauté du paysage et les événements tragiques est accentué par la musique. Tout au long du film, l’oud (luth) d’Alla est entendu. Alla est un musicien algérien qui a été redécouvert dans les années 1970 lorsque la télévision algérienne diffusait ses morceaux. Alla a inventé la musique hybride, le ‘foundou’ mélangeant les rythmes arabe et africain. [30] Le foundou exprime la souffrance des pauvres. Dans le film, la musique d’Alla est utilisée pour marquer les moments d’angoisse et de doute quand Khadija et Amel sont en route.

Lorsque Amel et Khadija explorent les maquis, ells conversent au moyen du ‘changement de code’, en mélangeant la darija et le français. Le ‘changement de code’ permet à Amel et à Khadija d’avoir une certaine liberté de parole: ells résistent à la violence qui leur est infligée par les terroristes et peuvent parler librement et crûment. Monica Heller considère le ‘changement de code’ comme l’un des modes de communication habituels adoptés et pratiqués par les locuteurs, de sorte que le ‘changement de code’ devient une ‘façon normale de parler’. [31] En outre, le ‘changement de code’, selon Heller, permet au locuteur d’accéder à ‘plusieurs rôles et relations’.[32] Je vais analyser comment les protagonistes utilisent le ‘changement de code’ pour inverser les rôles de puissance et comment le changement de code dépasse les générations, comme on le voit quand il devient un langage commun entre Amel, le médecin qui a été élevé en Algérie après l’indépendance, et Khadija qui a combattu durant la guerre de libération.

Dans une scène où Amel et Khadija marchent, le ‘changement de code’ permet de changer leurs relations de pouvoir. Amel exprime sa colère contre Khadija en français, en utilisant le mot ‘bricolage’ pour suggérer, de manière critique, que le travail effectué par la génération de Khadija pendant la guerre a été jeté à la hâte. Khadija répond que sans ce ‘bricolage’, la génération d’Amel serait encore en train de ‘faire briller les chaussures des colons français’. Cependant, Amel estime que, compte tenu de l’escalade du terrorisme, il pourrait être préférable d’être une colonie française. Elle décrit les deux situations comme un choix entre la peste et le choléra.

Une autre scène permet à Khadija de librement exprimer, en darija et en français, son avis sur les relations entre hommes et femmes, des relations imprégnées de vues fondamentalistes. Khadija mentionne à Amel que son voisin ne la regarde jamais directement. Il considère Amel comme une ‘aaryana’ (nue en darija) parce qu’elle n’est pas voilée, une vue dualiste du corps féminin partagée tant par des hommes que par des femmes en Algérie. Anne-Emmanuelle Berger a conduit une étude parmi des étudiantes algériennes qui a montré que pour la plupart d’entre elles, le corps féminin se définit seulement par deux états possibles: ‘nu’ ou ‘voilé’. [33] Berger observe que, pour ces filles, ‘le vêtement Islamiste [était] institué comme le critère de ressemblance et de différence entre des femmes’. [34] La désapprobation de Khadija des avis du voisin doit être compris par rapport à son passé de mujahida. Le voisin se pose en autorité morale mais le nom de mujahida est infusé de signification religieuse: c’est un nom arabe tiré du mot jihad associé à une guerre au nom de Dieu. L’utilisation de Khadija du haïk dans la scène précédente confirme aussi sa conscience de l’utilisation du voile comme un déguisement et non seulement comme un garant de comportements moraux. Khadija déclare en se parant de son haïk: ‘ils veulent de la respectabilité, eh bien ils vont l’avoir’. Elle dénonce donc, à l’aide de ce langage brut, l’hypocrisie de la société vers des femmes dévoilées, bien qu’elle soit une mujahida.

Le haïk est également symbolique de la lutte anti-coloniale, étant un moyen par lequel, comme l’a soutenu Frantz Fanon, les femmes ont résisté au pouvoir colonial. [35] Cependant, toutes les femmes algériennes n’acceptent pas le haïk comme un voile traditionnel ‘approprié’. Berger remarque que les filles portant le hijab considerent le haïk comme symbole de l’Algérie pré-coloniale et de la présence turque. [36] Le hijab a été perçu comme plus conforme aux aspirations des filles d’être des musulmans authentiques parce qu’il était importé du Moyen-Orient et n’avait aucun lien avec l’histoire pré-coloniale algérienne.[37]

Le film indique aussi que les terroristes n’étaient pas seulement des islamistes dotés d’une forte idéologie religieuse, mais englobaient les moudjahidin et les gens ‘ordinaires’, comme le mécanicien. La description des terroristes fait également écho à celle du film Rachida: ils sont décrits comme de jeunes adolescents habillés à l’occidentale qui ne semblent pas conscients de leurs objectifs ou des idéologies qu’ils appuient. L’arabe standard est absent du vocabulaire des terroristes. De cette façon, le film implique que ce serait une erreur de voir le conflit de la décennie noire comme un conflit entre les islamistes arabophones et les francophones laïques. L’utilisation du ‘changement de code’ devient donc un langage commun entre les femmes et les terroristes, mais, d’un point de vue idéologique, est utilisé de différentes façons.

Le film suggère que le ‘changement de code’ est la seule ‘langue’ parlée en Algérie et comprise par tous les protagonistes et, en tant que telle, la langue légitime de l’Algérie qui peut également englober des idéologies antagonistes. Le ‘changement de code’ souligne ainsi davantage les différentes affiliations sociopolitiques. Le film, cependant, implique que l’utilisation de la langue française a été la raison pour laquelle le mari d’Amel a été enlevé. Amel ne comprend pas pourquoi les islamistes enlèveraient son mari, puisqu’ils ne savent pas lire en français.

Le symbolisme de la langue française est devenu un thème récurrent du discours des islamistes, même avant l’éruption de la violence. Gilles Kepel affirme que Ali Benhadj, l’un des dirigeants politiques du FIS (Front Islamique du Salut), a voulu supprimer la présence française ‘intellectuellement et idéologiquement’ et que l’état lui-même était une ‘entité occidentalisée’. [38] Le mari d’Amel semble être un adversaire des islamistes, car il est journaliste francophone, bien que le contenu de son article ne soit pas divulgué. Le mari d’Amel est conforme à l’idée de l’intellectuel francophone qui lutte contre les opinions des islamistes.

Lahouari Addi suggère que les intellectuels francophones visent à attaquer les structures traditionnelles de la société alors que les arabophones sont plus critiques de l’État et moins de la société. [39] Les arabophones visent à ‘extraire les perversions culturelles et politiques introduites par l’Occident’.[40] Addi note que l’implication des élites francophones dans la vie politique n’a abouti qu’à une déconnexion de ces personnes de la vie sociale. [41] Addi indique que l’assassinat d’intellectuels francophones au cours de la décennie noire n’a pas entraîné la colère ou le désespoir parmi la population, ce qui indique combien les intellectuels francophones ont eu peu d’influence dans la vie publique. [42]

Sahraoui a inscrit Barakat! dans la continuité de ses documentaires précédents où elle a exploré la situation des femmes algériennes. Barakat! s’intéresse plus que simplement aux actions des intellectuels; il interroge la déconnexion entre les hommes et les femmes dans la société algérienne et suggère de manière plausible que les femmes sont les seules qui résistent aux islamistes. Cependant, toutes les femmes ne sont pas capables de résister aux islamistes, seules les idéalistes déterminées et indépendantes tels que Khadija et Amel, qui apprécient leur liberté. La déconnexion, cependant, entre l’ancienne et la nouvelle génération de femmes est visible dans la manière dont Khadija défend toujours ses idéaux nationaux alors qu’Amel doute des actions de l’État et que la langue n’agit pas comme unificateur dans cette instance.

II.        Le Harem de Madame Osmane, le genre, la langue française et le pouvoir: un lien ‘naturel’?

Le Harem de Madame Osmane est le premier long métrage de Nadir Moknèche. Né en 1965, Moknèche a été formé à la New School for Social Search à New York. Moknèche a été surnommé par la presse algérienne ‘l’Almodovar Algérien’ car il a choisi d’avoir des femmes comme protagonistes et d’attirer l’attention sur la situation des femmes algériennes.[43] Le Harem de Madame Osmane se déroule à Alger en 1992 au début de la décennie noire; Madame Osmane (l’actrice espagnole Carmen Maura), est une figure autoritaire qui surveille son entourage: ses locataires et sa famille, principalement des femmes. L’actrice espagnole Carmen Maura a déclaré que son souvenir de la sévérité de sa mère, sous l’époque de la dictature franquiste en Espagne, lui a permis d’interpréter le rôle de Madame Osmane. Maura est également l’une des actrices récurrentes des films de Pedro Almodovar. Le casting du film a d’autres actrices bien connues du public algérien, tel que Biyouna (la femme de ménage Meriem dans le film). Biyouna a fait ses débuts en tant que chanteuse dans des cabarets et était connue pour une série de télévision algérienne Al Hariq en 1974 – une adaptation d’un roman de l’écrivain algérien Mohammed Dib. Le rôle de Biyouna dans Le Harem de Madame Osmane a propulsé sa carrière en France et lui a permis de retourner à la télévision algérienne.

Le film est conçu comme un huis clos de femmes et Moknèche fait un usage distinctif de l’espace en limitant le mouvement des protagonistes à quelques endroits. Le titre du film fait même allusion à l’espace dans lequel Mme Osmane contrôle les femmes de la maison, le harem. Filmé au Maroc, Moknèche utilise la lumière naturelle et multiplie l’utilisation de plans rapprochés: ceci souligne les émotions des protagonistes et accentue la proximité du spectateur de l’espace visuel. Un unique plan séquence de la mer, apporte un espace de respiration pour les protagonistes, où elles peuvent danser et se déplacer librement.

Alors que ces femmes vivent sous le couvre-feu et la surveillance de Mme Osmane, Sakina (la fille de Mme Osmane) s’échappe la nuit avec la locataire Yasmine pour se défouler après des tensions survenues lors d’un mariage auquel les femmes de la maison ont assisté. Au mariage, madame Osmane a rencontré la mère du fiancé de Sakina et a annulé les fiançailles parce que la mère faisait partie d’une classe sociale inférieure à celle de Madame Osmane. Yasmine, une Algérienne née en France, a découvert au mariage que son mari avait une deuxième épouse et un fils. À la fin du film, Sakina meurt, abattue à un faux barrage – un point de contrôle établi par des terroristes. Cependant, madame Osmane croit que sa fille a été abattue par l’armée algérienne. Le mari de Mme Osmane, qui est parti pour la France, revient à la maison enterrer sa fille.

En tant que mujahida, madame Osmane ne correspond pas au mythe construit à l’échelle nationale des mujahidates. L’historienne Ryme Seferdjeli décrit comment les mujahidates sont représentées comme un ‘groupe monolithique contrairement aux combattants masculins et réduites au statut de figure féminine unique définie presque exclusivement par son genre et son identité nationaliste’.[44] Madame Osmane est une bourgeoise qui a tiré profit de son statut et de ses privilèges en tant que mujahida pour s’enrichir. Elle s’intéresse seulement à l’argent, à la propriété et semble être très éloignée des préoccupations nationales. Le mari de Madame Osmane, un mujahid, un homme qu’elle a choisi d’épouser pendant la guerre, l’a quittée a pris une maitresse, et a choisi la France comme nouveau pays de résidence. La trahison du mari est double: il trahit madame Osmane, sa femme, et aussi sa nation pour rejoindre sa maîtresse – la France. Le mari de Madame Osmane représente également l’élite qui a pu partir pour la France lorsque le terrorisme a éclaté, obtenir un visa était difficile à ce moment-là puisque la France avait restreint l’accès à son territoire en favorisant uniquement les hommes d’affaires et les membres de la nomenklatura.[45]

Madame Osmane se perçoit comme étant d’une classe sociale supérieure et cela se reflète dans sa façon de parler de la mère du fiancé de sa fille. Elle parle d’elle avec mépris parce qu’elle est une femme traditionnelle, dans une tenue traditionnelle, et a un washm – un tatouage traditionnel que les vieilles dames ont. [46]  L’ironie est que le tatouage est rejeté, tant par les islamistes (qui interdisent les symbols du washm, souvent des croix) que par les modernistes qui le considèrent comme inscrit dans les anciennes traditions et arriéré. On ne peut pas dire que Madame Osmane soit une moderniste; elle est une figure conservatrice qui désapprouve le mariage entre personnes de différentes classes sociales. Elle avertit même Yasmine de ne pas retourner en France où elle aurait un statut social inférieur à celui qu’elle a en Algérie: ‘tu vas faire quoi? Caissière?’. Le français, dans le film, est donc associé aux femmes urbaines de la classe moyenne supérieure qui l’utilisent pour la socialisation et comme marqueur social. [47]

La scène finale, que je discuterai, est une illustration pertinente des relations entre genre, langue et violence. Les officiers de l’armée apportent le cercueil de Sakina à la maison. Le plan est à l’extérieur de la maison, et le cercueil est posé sur le sol. Le soleil brillant se juxtaposeà la situation tragique. L’un des officiers demande si c’est la maison de Bouchama (Bouchama est le nom de madame Osmane), et la servante Meriem répond: ‘non, ici c’est la maison Osmane’. L’officier lit la déclaration de mort de Sakina, et un plan moyen cadre les personnages: les habitants de la maison sont rassemblés d’un côté, debout près de la porte; le mari de madame Osmane se tient de l’autre côté, sur la route, avec les officiers militaires – ce qui implique qu’il est de leur ‘côté’. Ceci est confirmé lorsque le mari de Mme Osmane signe le certificat de décès de sa fille, qui valide la version officielle de la mort de Sakina: que les terroristes l’ont assassinée. Madame Osmane rejette cette version et accuse son mari de lâcheté. Elle suggère que les militaires ont le pouvoir de reconstruire les faits auxquels leur mari est subordonné. Le plan précité est le seul plan moyen dans lequel Moknèche privilégie la présence masculine. Dans les plans suivants, les hommes ne sont pas pris en compte, relégués dans un deuxième plan et sont progressivement retirés de l’espace, poussés vers la marge. Madame Osmane décide qu’elle veut ouvrir le cercueil, mais les représentants de l’État refusent de la laisser; elle les menace avec son revolver, en criant en français: ‘vous êtes des bourricots’, puis tire dans l’air.

Dans cette scène finale, Mme Osmane utilise le langage  accompagné de son acte de tirer avec son revolver, pour imposer son autorité, Moknèche donne à madame Osmane le contrôle total de l’espace à l’extérieur de la maison, et elle rassemble ses locataires à ses côtés. Madame Osmane ressuscite son passé de mujahida d’une manière inattendue: l’arme à feu et la langue française rappellent la période anti-coloniale; et elle utilise les deux pour se libérer du pouvoir des autorités algériennes et du diktat de son mari. L’on peut dire que Moknèche utilise le français de la même manière: le film n’a presque aucune trace d’arabe standard ou de darija, et utilise le français comme langue commune qui relie le présent au passé colonial.

III.        Conclusion: Qu’ont-fait nos ‘mères’?

Les trois films analysés dans cet essai exposent des expériences contrastées, des perceptions et des subjectivités différentes en ce qui concerne la violence subie par les femmes durant la décennie noire. La sociolinguiste Reem Bassiouney remarque qu’en temps de conflit, les idéologies linguistiques sont utilisées comme ‘armes politiques, religieuses ou sociales’. [48]  La remarque de Bassiouney est essentielle à l’étude de ces films: l’utilisation du langage comporte des implications idéologiques par rapport au récit de la décennie noire. L’exclusion de l’arabe standard dans ces films marque une position idéologique: ces films s’éloignent de la langue officielle et aussi du récit officiel. Ces trois films construisent un récit alternatif fondé sur leur utilisation de différentes langues: le français, la darija et la combinaison des deux, déployés de manière à communiquer les expériences particulières des femmes face à la violence.

L’utilisation du français par les femmes correspond à un plus grand pouvoir pour les femmes, associé à une libération du pouvoir étatique et patriarcal, tandis que l’utilisation de la darija maintient les femmes dans la situation dans laquelle elles vivent. Dans Le Harem de Madame Osmane, le français permet à madame Osmane d’affirmer son pouvoir: l’arabe est absent du film. Le français est également associé à un statut social plus élevé et à des manières plus libérales et occidentales. Cependant, l’utilisation exclusive du français sert également de marque de séparation culturelle et idéologique puisque Le Harem de Madame Osmane représente la division de l’Algérie selon des lignes parallèles de classe et de langue. La violence n’est pas reconnue au début du Harem de Madame Osmane; ce n’est qu’à la fin que Madame Osmane prend conscience de la situation et rejette le récit d’état officiel de la mort de sa fille. L’utilisation du français renforce paradoxalement la figure de la mujahida, qui dans Le Harem de Madame Osmane et Barakat!, est présentée comme une femme forte, déterminée et indépendante.

L’utilisation de la darija ancre le film dans l’authenticité, comme si l’utilisation de la darija seule garantissait la véracité des événements du film. Cependant, Rachida est empêchée d’affirmer son pouvoir: la darija lui permet seulement d’affirmer son identité, son idéologie et son algérianité. Le ‘changement de code’ – le mélange des deux langues non officielles, la darija et le français – devient une langue en soi, capable d’englober les idéologies antagonistes et de transcender les classes sociales. Tout comme Moknèche a observé que le français est une langue algérienne, on peut en dire autant sur le ‘changement de code’.

Les trois films construisent une image de la femme algérienne qui s’est opposée aux islamistes, image que, avant ces films, les médias français avaient principalement diffusée. Les éditeurs français ont édité des livres qui ont décrit les expériences des femmes avec les islamistes, les débats et les chaînes de télévision françaises ont organisé des discussions avec des femmes algériennes sur leurs expériences au cours de la décennie noire. Ces films indiquent que les femmes ont critiqué les actions de l’État et accentué l’idée que les femmes et les islamistes se trouvaient dans une ‘opposition diamétrale’, mais la réalité était et est plus complexe. [49]  Fériel Lalami-Fatès affirme que, en résistant aux islamistes, les associations de femmes ont été cooptées par l’État et ont renoncé à leurs idéaux, devenant moins critiques envers les actions de l’État. [50] Un mouvement féministe islamique a emergé dans les années 1990, et les femmes ont soutenu les idéologies politiques du Parti islamique. Ces films ne reconnaissent guère que certaines femmes étaient favorables aux opinions islamistes; seulement peut-être la collegue de Rachida qui porte le hijab qui est perçue comme représentant ce point de vue.

Les trois films posent également des questions sur l’avenir de l’Algérie et posent la question de ce que les ‘mères ont laissé à leurs “filles”’. Dans Le Harem de Madame Osmane, la fille meurt et ce n’est que le début de la tragédie à venir pour l’Algérie. De cette façon, Le Harem de Madame Osmane suggère un avenir sombre pour l’Algérie. Rachida récupère une identité et utilise les expériences passées de sa mère, mais c’est elle qui va reconstruire l’avenir alors que sa mère reste marginalisée. Dans Barakat !, cependant, la figure de la mère est toujours présente et elle est celle qui continuera le combat et inspirera sa fille, Amel, suggérant peut-être que la situation s’améliorera si la jeune génération de femmes est capable d’exploiter la sagesse et l’expérience de l’ancienne génération.

[1] Benjamin Stora, La Guerre invisible: Algérie, années 90 (Paris: Presses de Sciences Po: 2001), p. 7.

[2] Abdelkader Cheref, ‘Engendering or Endangering Politics in Algeria? Salima Ghezali, Louisa Hanoune, and Khalida Messaoudi’, Journal of Middle East Women’s Studies, 2 (2006), 60-85 (p. 68).

[3] Le panarabisme était un projet culturel et politique visant à unifier les pays arabes. Le projet a été favorisé par le président égyptien Gamal Abdel Nasser dans les années 1950 qui a assimilé le panarabisme avec le nationalisme arabe et a promu l’union politique des Etats arabes.

[4] Mohamed Benrabah, Language Conflict in Algeria: From colonialism to post-independence (Bristol: Multilingual Matters, 2013), p. 383. 

[5] Catherine Miller, ‘Linguistic Policies and the Issue of Ethno-Linguistic Minorities in the Middle East’, in Islam in the Middle East Studies: Muslims and Minorities, ed. by Akira, Usuki and Hiroshi Kato (Osaka: National Museum of Ethnology, 2003), pp. 149–174 (p. 150).

[6] Cheira Belguellaoui, ‘Contemporary Algerian Filmmaking: From ‘Cinéma National’ to ‘Cinéma De L’urgence’ (Mohamed Chouikh, Merzak Allouache, Yamina Bachir-Chouikh, Nadir Moknèche)’ (unpublished doctoral thesis, Florida State University, 2007), p. 134.

[7] Les deux films ont été des succès populaires lors de leur sortie en Algérie, en particulier Omar Gatlato, car il décrit la vie quotidienne d’un groupe de jeunes hommes et le film a utilisé le dialecte spécifique d’Alger. Omar Gatlato a attiré plus d’un million de spectateurs en 1976. Le réalisateur Lahkhdar Hamina a remporté la palme d’Or lors du festival de Cannes en 1975.

[8] Durant la décennie noire, la Casbah d’Alger était le lieu de nombreuses attaques terroristes, mais aussi l’endroit où les islamistes se cachaient. Cela rappelle la lutte anti-coloniale lorsque les combattants algériens se cachaient dans la Casbah, illustré par le film La Bataille d’Alger.

[9] Olivier Barlet, ‘Interview with Yamina Bachir-Chouikh’, Africultures, 26 Septembre 2002, <http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=5607#sthash.UGA9WMCm.dpuf>.

[10] Yacine Idjer, ‘Cinémathèque  Rachida, un autre regard sur le film’, Info Soir, 5 Aout 2003 <http://www.djazairess.com/fr/infosoir/1751> [accessed 25 January 2015]

[11] ‘Sourat’ Al Maraa fi film Rachida  dalala similogia’ (L’image de la femme dans le film Rachida: semiology d’un symbole),  Al Hiwar, 5 Decembre 2008  <http://www.djazairess.com/elhiwar/7550> .

[12] ‘Sourat’ Al Maraa fi film Rachida dalala similoogia j 3’ (L’image de la femme dans le film Rachida: semiology d’un symbole – troisième partie’, Al Hiwar, 19 Decembre 2008 < http://www. djazairess.com.elhiwar/80 73>.

[13] Abdulkafi Albirini, ‘The Sociolinguistic Functions of Codeswitching between Standard Arabic and Dialectal Arabic’, Language in Society, 40 (2011), 537–562 (p. 539).

[14] Farida Abu-Haidar, ‘Arabization in Algeria’, International Journal of Francophone Studies, 3 (2000), 151-163 (p. 161).

[15] Susan Slyomovics, ‘”Hassiba Ben Bouali, If You Could See Our Algeria”: Women and Public Space in Algeria’, Middle East Report, 92 (1995), 8-13 (p. 10).

[16] Rod Skilbeck, ‘The Shroud Over Algeria: Femicide, Islamism and the Hijab’, Journal of Arabic, Islamic and Middle Eastern Studies, 2(1995), 43-54 <https://www.library. cornell.edu/colldev/mideast /shroud.htm>.

[17] Yasmine Ben, ‘Bahia Rachedi, Elle fera le rituel de la Omra, portera le voile et se consacrera à l’humanitaire’, Le Maghreb, 02 Juillet 2011.

[18] James Bennett, ‘The Television Personality System: Televisual Stardom Revisited after Film Theory’, Screen, 1 (2008), 32-50 (p. 35).

[19] Ibid., p. 35.

[20] Benrabah, p. 147.

[21] La réconciliation nationale désigne les lois et le processus lancés en 1999. Cette loi visait à réintégrer dans la vie civile ceux qui ont renoncé à la violence armée ou ont participé au soutien de groupes terroristes, mais n’ont pas été accusés de crimes de sang.

[22] Melbourne International Film Festival website <http://miff.com.au/festival-archive/film/12306>.

[23] Le slogan utilisé par les manifestants dans la rue pour mettre fin au cycle des meurtres entre deux factions politiques de la GPRA (Gouvernement Provisoire de Révolution Algérienne) et le FLN (Front de Libération Nationale).

[24] Voir articles de Hind O, ‘Deux femmes dans la tourmente. Projection de Barakat! de Djamila Sahraoui à El Mougar’, L’Expression, 11 Novembre 2006, Yasmine Ben, ‘Une légèreté à vous couper le souffle! Sortie de Barakat! de Djamila Sahraoui’, Le Maghreb, 14 November 2006 <http: //www.djazairess.com /fr/lemaghreb/173>.

[25] Zahia Mancer, ‘Al Mahzila tataoucel Number One al yaoum bil Jazair wa Barakat! youtouaj bi dhahb fi Dubai’ (‘La farce continie: Number One aujourd’hui en Algérie, et Barakat! courronés d’or àDubai’, Achourouk , 18 Decemre 2006 <http://www.echoroukonline.com/ara/?news=9900>.

[26] Hind O, ‘Deux femmes dans la tourmente. Projection de Barakat! de Djamila Sahraoui à El Mougar’, L’Expression, 11 Novembre2006.

[27] Yacine Idjer, ‘Cinéma  «Barakat» en avant-première: deux femmes chez les terroristes’, Info Soir, 10 Novembre 2006< http://www.djazairess.com/fr/infosoir/55698>.

[28] Ibid.

[29] Ben, Le Maghreb.

[30] Fondou est un nom arabe de «Fond deux» nom français qui fait référence à la mine où travaillait le père d’Alla pendant la domination coloniale française.

[31] Monica Heller, Code switching: Anthropological and Sociolinguistic Perspectives (New York, London, Berlin: Mouton de Gruyter: 1988), p. 8.

[32] Ibid., p. 8.

[33] Anne-Emmanuelle Berger, ‘The Newly Veiled Woman: Irigaray, Specularity, and the Islamic Veil’, Diacritics, 1 (1998), 93-119 (p. 106). Berger utulise les travaux de Djamila Saadi: ‘Des Femmes à mots voilés’, Penser l’Algérie Intersignes, 10 (1995), 169-80.

[34] Ibid., p. 106.

[35] Frantz Fanon, ‘L’Algérie se dévoile’, L’an V de la révolution algérienne (Paris: Maspéro, 1960).

[36] Berger, p. 106.

[37] Ibid.

[38] Gilles, Kepel, ‘Islamism and the State in Algeria and Egypt’, Daedelus, 124 (1995), 109-127

(p. 121).

[39] Ibid.

[40] Ibid.

[41] Ibid.

[42] Ibid., p. 137.

[43] Gérard Le Fort, ‘Avec Viva Laldjérie, Nadir Moknèche regarde son pays droit dans les yeux’,  Libération, 7 Avril 2004.

[44] Ryme Seferdjeli, ‘Rethiking the history of the mujahidat during the Algerian war’, Interventions: International Journal of Postcolonial Studies, 2 (2012), 238-255 (p. 246).

[45] Esprit, ‘La Politique française de coopération vis-à-vis de l’Algérie: un quiproquo tragique’, Esprit, 208 (1995), 153-161 (p. 160).

[46] Bien que la signification de ces tatouages ne soit pas connue, traditionnellement les femmes leportent sur leur front, prétendument comme marqueur de féminité. Ce tatouage a peut-être été encouragé par des hommes qui protégeaient aussi leurs femmes pendant l’ère coloniale ou qui avaient l’habitude de marquer les appartenances de la tribu, de les protéger ou de différencier entre les classes sociales.T. Rivière and J. Faublée, ‘Les Tatouages des Chaouia de l’Aurès’, Journal de la société des Africanistes, 12  (1942), 67-80 <http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0037-9166_1942_num_12_1_2525#> .

[47] Reem Bassiouney, Arabic languages and linguistics (Washington DC: Georgetown University Press, 2012), p. 124.

[48] Reem Bassiouney, Arabic languages and linguistics (Washington DC: Georgetown University Press, 2012), p.203.

[49] Constance N. Stadler, ‘Democratisation Reconsidered: the Transformation of Political Culture in Algeria’, The Journal of North African Studies, 3 (1998), 25-45 (p. 34).

[50] Fériel Lalami-Fatès, ‘Les Associations de femmes algériennes face à la menace islamiste’, Esprit, 208 (1995), 126-129 (p. 127).

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